Ahí lo tiene, Mercutio, resolácese.
WANGARI MAATHAI L'INCONTRÔLABLE
Article paru dans l'édition du 10.10.04
Le Nobel de la paix 2004 a été attribué à Wangari Maathai, première Africaine et écologiste primée. Portrait d'une inclassable
A distinction qui l'honore est une exception en soi. A 64 ans, Wangari Maathai, première femme africaine à recevoir un prix Nobel, est une atypique née. Militante écologiste et « activiste » politique, à moins que ce ne soit l'inverse, elle s'est fait un nom en menant, de front, la défense du doit des femmes et celle des forêts du Kenya, sans craindre de cheminer, en funambule, sur le fil de la violence.
En lui décernant le prix Nobel de la paix, vendredi 8 octobre, le jury d'Oslo a souhaité récompenser son « combat pour la promotion d'un développement économique, culturel et social viable sur le plan écologique au Kenya et en Afrique », en précisant : « La paix sur la Terre dépend de notre capacité à protéger notre environnement vivant. »
Dans ce cas, c'est sans doute un prix Nobel de la paix... de combat qui vient d'être décerné, tant l'existence de Wangari Maathai semble avoir été consacrée tout entière à la lutte. Il fallait la voir, à la fin des années 1990, lancée dans la défense de la forêt de Karura, dans les environs de Nairobi, la capitale kényane, livrée à des promoteurs « amis » du régime kenyan d'alors. Au milieu d'une poignée de militants, Wangari Maathai défiait la police, les nervis et leurs gourdins.
Ni la violence ni la peur des premières fois ne l'ont fait reculer. Née dans une famille pauvre de la région de Nyeri, bastion de l'ethnie kikuyu, elle avait été remarquée très tôt par les soeurs catholiques, qui lui offrirent, faveur presque inimaginable à la fin des années 1950, d'aller étudier aux Etats-Unis. Elle allait y travailler avec acharnement et observer la révolte des Noirs américains contre la discrimination raciale. « Une véritable révélation », commentera-t-elle plus tard.
Rentrée au Kenya en 1966, trois ans après la proclamation de l'indépendance, elle y connaît d'abord une ascension fulgurante. D'une beauté solaire et d'une intelligence mordante, elle est aussi la première femme noire nommée professeur d'université à Nairobi, au milieu de collègues britanniques que l'ancienne puissance coloniale continue de payer. Elle obtient ensuite son doctorat, le premier, bien sûr, décroché par une femme au Kenya, avant d'hériter de la chaire de biologie vétérinaire.
Au début des années 1970, tandis que s'essouffle le vent des indépendances, le professeur Wangari Maathai fait partie de l'élite du pays décolonisé. Déjà, elle en refuse les conventions. Son mari, jeune député en vue, excédé par ses frasques, la traîne devant un tribunal en l'accusant d'adultère. Mal lui en prend. Au procès, Wangari reconnaît les faits en riant, et explique crûment, scène d'anthologie qui ne lui sera jamais pardonnée, que, son époux n'ayant jamais pu la satisfaire sexuellement, il lui a bien fallu prendre un amant.
Ce dernier n'est autre que Waruru Kanja, un des anciens chefs de l'insurrection Mau Mau. Ces derniers, appartenant majoritairement à l'ethnie kikuyu, avaient, dans les années 1950, pris le maquis dans les forêts kényanes contre les colons britanniques. Ecrasés, les Mau Mau n'ont jamais joui des fruits de leur révolte : à l'indépendance, le pouvoir a été confisqué par d'autres Kényans, restés à l'abri pendant les années de lutte armée. Ancrés dans leur ethnie kikuyu, les Mau Mau demeureront marginalisés. Mais déjà Wangari Maathai a reconnu en eux des frères, plus que chez les nouveaux maîtres du pays.
Sa carrière d'enseignante brisée par le scandale de son divorce et une série d'affrontements avec les autorités universitaires, le professeur de biologie est désormais libre, mais sans emploi. « Comme je n'avais rien de spécial à faire, je me suis intéressée aux femmes, puis à l'environnement. Après tout, je suis scientifique à la base. Alors j'ai créé Green Belt (la ceinture verte) », nous racontait-elle en 2001.
L'idée de départ de l'organisation est simple. Après s'être intéressée aux associations de femmes, puis avoir découvert les premiers ravages de la déforestation, Wangari Maathai a joint les deux questions : son association emploie des femmes pour planter des arbres destinés au reboisement. Les forêts sont protégées, les femmes y gagnent un salaire et une forme d'autonomie.
L'année suivante, en 1978, à la mort de Jomo Kenyatta, le « père de l'indépendance », Daniel Arap Moi prend le pouvoir. Personne ne lui prédit alors d'avenir à la tête de l'Etat ; en instaurant un régime de fer, il s'y maintiendra vingt-quatre ans. Dans un pays qui connaît un des taux de fécondité les plus élevés au monde, le shamba, le lopin de terre qu'on cultive, de préférence sur la terre de ses ancêtres, est le rêve de tous les Kényans. Pendant le règne de Daniel Arap Moi, l'un des piliers du clientélisme sera la distribution de terres « publiques », surtout des forêts. Quarante ans après l'indépendance, les taches vertes encore boisées, hors parcs et réserves naturelles, ne représentent plus que 1,7 % du territoire.
Seule organisation à lutter contre la déforestation, Green Belt va se faire un nom. Wangari Maathai recueille des distinctions à l'étranger, mais des plaies et des bosses au Kenya dans sa confrontation ouverte avec le pouvoir. Car l'écologiste s'occupe autant à planter des arbres qu'à semer la révolte. A l'aube des années 1990, alors que le Kenya étouffe sous la chape du régime policier, le président Moi a l'idée de faire ériger au milieu du « parc de l'indépendance », à Nairobi, pour sa propre gloire, une tour de soixante étages, la plus haute d'Afrique, pour un coût de 200 millions de dollars. Wangari Maathai part en guerre contre le projet. Sourde aux menaces, elle mène campagne, et finit par convaincre les bailleurs de fonds de geler les crédits destinés à la construction, qui doit être abandonnée. Les militants de Green Belt le payent d'une expulsion violente de leurs locaux, situés à moins de 10 mètres du siège de la police, tandis que leur chef, craignant pour sa vie, se réfugie en Tanzanie.
Elle en revient peu après pour reprendre le harcèlement du pouvoir, qui deviendra sa signature. En 1990, une poignée de mères de détenus politiques manifeste, chaque jour, devant les locaux des services de sécurité où leurs enfants pourrissent dans des cellules constamment inondées. Lorsque Wangari Maathai les rejoint, leur freedom corner (coin de la liberté) s'embrase.
La police antiémeute est dépêchée pour mettre fin au mouvement de contestation. Retrouvant un très vieux geste, ces femmes, dames d'âge respectable pour la plupart, arrachent leurs vêtements, leur nudité dévoilée de mère valant malédiction pour les jeunes hommes qui osent les menacer. Ces derniers, sur ordre de leurs supérieurs, ne les bastonnent pas moins avec férocité, enflammant les esprits de tout le pays. L'atmosphère est alors pratiquement insurrectionnelle. Quelques mois plus tard, au terme d'une série de manifestations violentes, tout ce que le Kenya compte d'opposants, dont le professeur Maathai, finit par arracher le retour au multipartisme.
Lors des élections générales organisées dans la foulée, en 1992, la présidente de Green Belt, trop atypique, résolument incontrôlable, est pourtant laissée pour compte par les partis d'opposition. Entre temps, les « pépinières » battent de l'aile. Les fonds ont afflué de l'étranger, essentiellement des pays scandinaves. Mais nul ne sait où se trouvent, au juste, les vingt ou trente millions d'arbres que l'association affirme avoir plantés.
Marginalisée, Wangari Maathai se présente à l'élection présidentielle de 1997. Sans peur de jouer avec le populisme, au risque des pires dérapages, elle joue la carte « ethnique » kikuyu, et se lance dans des attaques à tonalité raciste contre la communauté du Kenya originaire du sous-continent indien, dont elle préconise l'expulsion. Elle ne recueille qu'une poignée de voix.
Quelques années plus tard, la voici de retour sous son autre visage, le meilleur, celui du Don Quichotte vert. Pour défendre la forêt de Karura, l'une des dernières du Kenya, contre les promoteurs, elle conduit ses maigres troupes, semaine après semaine, s'opposer physiquement au projet.
Espiègle, le regard pétillant, elle y ridiculise par son aplomb et une volée de plaisanteries salace les responsables de la police venus protéger le chantier où le déboisement a commencé. Comme toujours, les coups pleuvent. Wangari est passée à tabac. Visage tuméfié, les jambes bandées, elle tient chambre ouverte à l'hôpital et appelle « le peuple kényan » à répliquer. En réponse, les étudiants de l'université déclenchent trois journées d'émeute. Le projet, là encore, est suspendu, et la forêt sauvée. Ses méthodes, une fois de plus, ont payé.
En 2001, Wangari Maathai est au creux de la vague. Les subsides se sont taris. Même si elle ne s'est jamais enrichie, elle n'a jamais dissimulé, avec une franchise désarmante, qu'elle considérait l'association comme une affaire personnelle.
La voici en 2001, dans l'une des maisons de Green Belt, où les chèvres broutent l'herbe à côté des stocks de banderoles décolorées par le soleil. Elle fouille les tiroirs poussiéreux d'une des nombreuses pièces aux allures de débarras, sans parvenir à retrouver le nombre exact de trophées pour l'environnement qui lui ont été décernés pendant sa période de gloire verte. « En moyenne, j'en recevais deux par an. » Puis elle expédie la question délicate d'un rire clair : « En fait, cette histoire d'arbres était fondée sur une erreur. Nous plantions des essences venues de l'étranger, des pins ou des eucalyptus. Maintenant, il nous faut revenir aux essences indigènes que nos ancêtres ont toujours connues. Pour cela, il n'y a qu'une solution : laisser le couvert végétal repousser tout seul. »
APPAREMMENT anodine, la remarque dévoile, en réalité, un de ses ressorts les plus profonds, son appartenance à l'ethnie kikuyu : « Le gouvernement cherche en fait à détruire les forêts pour détruire mon peuple, puisque c'est dans ces forêts que les Kikuyus ont la base de leur spiritualité », affirme-t-elle, avant d'ajouter : « Dans mon ethnie, la révolte est naturelle. Je ne suis qu'une Kikuyu typique, au fond. »
Green Belt, bientôt, sera mise en sommeil, et ses militants reconvertis en machine électorale. En cette fin de millénaire, au Kenya, nul ne sait comment se dérouleront les élections générales de décembre 2001, où des violences sont redoutées. Un mouvement secret, baptisé Mungiki, est alors en plein essor. Même si Wangari Maathai n'en est pas membre, elle se reconnaît des affinités avec ces jeunes Kikuyus issus des milieux pauvres et se réclamant de l'héritage Mau Mau.
Pour évoquer les Mungiki, qu'elle appelle les « enfants de la forêt », elle retrouve l'ardeur de ses combats passés : « Ce sont des déshérités à qui tout a été refusé. Ils ont été rejetés des écoles, faute de place, et n'ont pas trouvé de travail. Ils voient bien que tout leur est interdit pour la seule raison qu'ils sont kikuyus. » La violence dont les Mungiki sont adeptes ne la perturbe pas : « Si l'oppression continue, si on tue encore nos frères, ce sera la guerre civile dans ce pays. »
Lorsque les Mungiki lancent une campagne pour exciser les femmes kikuyus, au besoin par la force, en affirmant que cette « pratique traditionnelle » leur a été interdite par les colons, Wangari Maathai ne les désavoue pas plus. « L'excision est au coeur de l'identité des Kikuyus. Toutes nos valeurs sont bâties autour de cette pratique », explique-t-elle.
Mais, en décembre 2001, le Kenya accouche d'un miracle : une transition pacifique accompagne le départ de Daniel Arap Moi, et Wangari Maathai est élue députée dans une circonscription voisine de celle du nouveau président, Mwai Kibaki. Depuis, l'incontrôlable a été nommée ministre adjointe à l'environnement. « Mais au sein de l'élite kikuyu actuellement au pouvoir, elle dénote franchement. Elle a un discours beaucoup trop radical, beaucoup trop violente, en fait, pour ses pairs », affirme Hervé Maupeu, chercheur spécialiste du Kenya.
Jean-Philippe Rémy
1 – 200 de 478 Más reciente› El más reciente»